[Conférence] Sobriété : des potentialités au cœur des contraintes
Sujet complexe que celui de la sobriété, développé lors de la onzième édition de la conférence annuelle ialys organisée par la Technopole Quimper-Cornouaille. 172 personnes y ont participé dont une cinquantaine sur place qui ont retrouvé le plaisir d’échanger autour d’un cocktail, à l’issue de la conférence ! Sont intervenus Philippe Moati et Dominique Desjeux, tous deux professeurs à l’Université de Paris et membres du cercle de l’ObSoCo, « Observatoire Société et Consommation », rappelant que, si la consommation moderne était, jusqu’à présent, limitée par nos propres revenus, elle va désormais l’être par les ressources. Groix et Nature et Laïta ont témoigné de cette démarche de sobriété engagée dans leur entreprise. Qu’en est-il du consommateur ? Est-il prêt à consommer moins ? Ce fut l’occasion pour Morgane Innocent, Ingénieure de recherche au LEGO (Laboratoire d’Economie et de Gestion de l’Ouest) d’évoquer la chaire « Pratiques Alimentaires Durables » en construction à l’Université de Bretagne Occidentale (UBO).
Agir à plusieurs échelles
Partant du postulat que poursuivre la croissance, supposerait une compétition accrue pour l’accès aux ressources et une plus forte sensibilité aux événements imprévus, Dominique Desjeux et Philippe Moati ont apporté leur éclairage sur la démarche nécessaire et complémentaire entre Etat, consommateurs-citoyens et entreprises. Les lois anti-gaspillage pour une économie circulaire, d’une part, et climat et résilience, d’autre part, avec notamment l’éco-score, étaient nécessaires mais insuffisantes. Pour les entreprises, quelle que soit la posture des consommateurs, leur propre sobriété est désormais obligatoire, pour réduire leur consommation de ressources (énergie, protéines et matières premières telles que le-cuivre, le fer, etc), tout en se garantissant une viabilité économique, sociétale et environnementale, sur la durée. Pour concilier profit et responsabilité, Philippe Moati plaide pour une économie circulaire, basée sur les modèles d’économie de la fonctionnalité, c’est-à-dire de service rendu.
La consommation moderne est celle des énergies industrielles
Pour réussir à décélérer, Dominique Desjeux a souligné l’intérêt de comprendre comment est née notre mode de consommation actuel. Car, si la consommation est ancienne, sa forme est nouvelle. Née avec les énergies industrielles, à commencer par le charbon, elle ne peut se passer de cette consommation d’énergie, qui va devoir pourtant baisser. Les restrictions de libertés que l’on a connues avec les confinements vont devoir se généraliser, si l’on veut limiter le réchauffement climatique. Car le premier confinement de 2020, véritable expérimentation grandeur nature, des contraintes que notre modèle va devoir supporter, n’a fait baisser les gaz à effet de serre que de 5%. C’est un défi pour nos démocraties que de rendre acceptables les contraintes incontournables !
Identifier les contraintes, c’est voir les potentialités
Au-delà de ce postulat, Dominique Desjeux a apporté des éclairages sur la manière d’appréhender ces contraintes, s’appuyant sur un raisonnement anthropologique dans le processus de changement, avec, dans le cas présent, la gestion des tensions entre les objectifs de consommation durable et les contraintes de la vie en société. Car les individus ou groupes risquent, comme dans toute organisation, de rejeter les changements souhaitables si les contraintes sont trop fortes et qu’ils craignent de s’y perdre. Mais en identifiant ces contraintes, on peut découvrir les marges de manœuvre pour les transformer. Elles se situent sur une quinzaine d’éléments de la vie quotidienne :
> matérielles : temps, espace, budget, système d’objets concrets, énergie,
> sociales : apprentissage, normes sociales, réseaux sociaux prénumériques et numérique,
> symboliques et psychosociales : identité personnelle ou professionnelle, risques perçus et charge mentale.
Une fois les contraintes bien identifiées, il convient de raisonner en système, c’est-à-dire en prenant en compte les effets et implications sur l’ensemble de la chaîne de la fabrication à l’usage. A l’image du développement de la voiture électrique qui nécessite de développer les bornes, des espaces adaptés dans les rues et de fabriquer des batteries pour lesquelles se pose notamment le problème du recyclage.
Séparer les problèmes
Puis, il convient de séparer les problèmes pour mieux les résoudre, sinon la tâche est trop complexe. A l’image de ce qui est fait, de longue date chez Groix et Nature, dont la directrice générale Marianne Guyader a témoigné. L’entreprise baigne dans la recherche d’économies depuis sa création, et ce, du fait des contraintes générées par son insularité. Une démarche proactive a été menée sur les consommations d’eau, d’énergies ou d’emballages. Les sujets ont été traités un par un, et avec les salariés pour faire mieux plutôt que moins, voire plus simple et que ça reste acceptable ! A l’image des cartons qui sont réutilisés au maximum. La diversification des énergies s’est imposée pour produire de façon continue en tenant compte du rythme des bateaux, le gaz en bouteilles étant majoritaire.
Des matières premières à la fin de vie
Si l’entreprise sépare à son échelle, une analyse à tous les stades de la production, des matières premières à la fin de vie du produit est essentielle. Agir de manière collective et coordonnée étant non seulement idéal, mais plus encourageant. Groix et Nature a, pour ce faire, intégré la production de poivre ou d’ormeau dans sa démarche. Autre illustration avec Laïta, dont le responsable QHSE (Qualité, Hygiène, Sécurité, Environnement) Jean-Paul Linet a expliqué leur démarche RSE (Responsabilité Sociétale des Entreprises), qui a démarré en 2019, par un bilan carbone de leurs activités. De par sa nature, Laïta a intégré à son analyse la production amont de ses 6 usines, c’est-à-dire la production laitière des 2800 éleveurs. Ce bilan a mis en exergue son impact majeur avec 85% des 210 millions de carbone annuels. Les efforts se sont alors portés prioritairement sur ce domaine, avec notamment des recherches sur l’alimentation, dont le lin, la nutrition animale, les intrants, les engrais, les pesticides, etc. Sur les 15% restants, ont été étudiés la consommation d’énergie, dont la production de vapeur, et sa réutilisation, l’installation d’une chaudière à biomasse, … Des recherches sont en cours sur la réutilisation de l’eau du lait, sur les transports sur ventes (objectif de réduction de 5%), les analyses de cycle de vie (ACV) des produits.
Grâce à l’éco-conception, le poids des emballages a été diminué de 20% : crêpes, yaourts à boire, préparation fromagères… Côté consommateurs, est prévue une campagne de communication sur la question des DLC (Durée Limite de Consommation), pour éviter le gaspillage à la maison. La démarche a été menée avec toutes les parties prenantes dont Eaux et Rivières de Bretagne, Bretagne Nature Environnement, associées dès le démarrage, puis une fois les engagements définis. Un accompagnement externe est jugé important car le sujet est très vaste et mobilise toutes les forces de l’entreprise.
Innover sur le processus même d’innovation
Essentielle sera l’innovation sur le processus lui-même car, comme le rappelle Dominique Desjeux, ses objectifs ne seront plus forcément la croissance des biens, la réduction des coûts ou des prix, les simplifications d’usage et la baisse de la charge mentale ou le gain de temps, mais, au contraire, de perdre du temps ! Jusqu’à présent, l’innovation simplifiait la vie, désormais elle va la complexifier… Il a illustré la démarche par un exemple de changement industriel sous contrainte d’un programme de recherche de 114 millions € avec un financement industriel de 100 millions €, donc énorme ! mais avec pour objectif de recycler ou éliminer 70 millions de tonnes de PET à terme. Le PET est soit recyclable, soit biodégradable dans la nature, c’est-à-dire qu’il s’adapte à la réalité des pratiques des personnes et pense durable. Un beau projet d’économie de la fonctionnalité qui accompagne l’économie circulaire.
Les entreprises, mêmes engagées, ne sont pas crédibles !
Mais, si les entreprises sont engagées dans cette démarche d’amélioration de leur impact, les consommateurs en sont-ils conscients ? Y croient-ils ? Présentés par Philippe Moati, les résultats d’enquêtes menées pour l’ObSoCo indiquent que l’opinion publique doute de l’investissement des entreprises sur la question. En alimentaire, les petits producteurs tirent leur épingle du jeu, avec 88% de taux de confiance, suivis par les artisans, les paysans, les agriculteurs (sic), les marques régionales avec 76%, les petits commerçants… Et loin derrière les produits estampillés bio avec 45%, les marques de l’industrie agroalimentaire et les applications de type Yuka (41%).
Le baromètre de l’engagement « Trusteam » souligne par ailleurs, que seulement un français sur 10 connaît la Responsabilité Sociétale des Entreprises et une moitié d’entre eux sait l’expliquer. L’entreprise à mission est encore moins bien lotie ! De plus, ils ont une perception très négative de l’implication des entreprises dans la réponse à la crise écologique : seuls 15% pensent qu’elles le sont suffisamment, sachant qu’aucun secteur d’activité n’a la moyenne ! Parmi les entreprises citées, dont Danone en agroalimentaire, un français sur deux estime qu’aucune ne fait d’efforts, pour limiter ses impacts. Si les discours des grandes entreprises ne sont pas crédibles pour 56%, l’avis est plus favorable pour les PME puisqu’ils sont à 39%.
Chez Groix et Nature, on estime que le premier levier est la transparence, ce qui signifie d’expliquer aux consommateurs quand les matières premières viennent à manquer, par exemple, quand il s’agit de produits frais. Ce qui revient à dire non et expliquer pourquoi. Chez Laïta, avec, d’un côté, des coopérateurs adhérents qui attendent une rémunération, et de l’autre, des consommateurs qui attendent les prix les plus bas, la RSE doit figurer aux cahiers des charges.
Vers une consommation responsable… ?
Avec l’impératif écologique ressurgit la contestation de l’hyper consommation, selon Philippe Moati. Non seulement la consommation ne rend pas plus heureux, mais même la nourriture est vécue comme dangereuse ! De plus, l’accès à la consommation est plus difficile : alors qu’en 1975,il fallait 36 ans à un ménage ouvrier pour atteindre le niveau de vie d’un cadre, aujourd’hui il lui faudrait 80 ans.
Les consommateurs citoyens sont en voie de s’engager dans une nouvelle ère de consommation responsable. Selon une étude menée en 2020 par l’ObSoCo avec Citéo, une majorité de français penche pour une utopie écologique, plutôt que pour une utopie techno-libérale ou sécuritaire. Cela signifie une orientation vers la décroissance : produire et consommer moins et mieux, si possible, et aussi mutualiser équipements et ressources. La proportion n’a pas changé par rapport à avant 2020. Si l’on voit revenir le consommateur aux habitudes d’avant Covid, la crise sanitaire a apporté une nouvelle façon de vivre et si la vente directe a décliné, la qualité reste recherchée (cf. conférence ialys 2020). Dominique Desjeux rappelle que les changements de consommation de confinement étaient aussi liés aux conditions de travail qui ont, pour certains, libéré du temps ou simplement permis de cuisiner et d’acheter des produits bruts.
Les français se disent majoritairement responsables
De plus 61% des français apparaissent d’accord avec un changement radical nécessaire compte tenu d’un fort niveau de conscience de la situation environnementale ! Une majorité d’entre eux s’autoévaluent responsables et disent avoir intégré l’impact environnemental dans leur consommation. Et ce taux croît avec l’âge. En revanche, seulement 40% disent avoir intégré l’impact social et sociétal. L’enquête a permis de définir 5 types de consommateurs dont 44% sont significativement impliqués dans une consommation responsable, 21% y sont réfractaires, les autres ayant un engagement « modeste ». En matière d’alimentation moins carbonée, une majorité dit avoir réduit ou supprimé la viande rouge, la charcuterie, les fruits exotiques, les plats préparés ou les jus de fruit par exemple, et augmenté leur consommation de fruits et légumes frais. A contrario, ils déclarent avoir baissé leur consommation de produits à base de protéines végétales.
Seul ce dernier élément n’est pas confirmé par les recherches de Morgane Innocent, dont les travaux sur l’alimentation durable soulignent le caractère récent, puisqu’en 2018 le sujet n’était pas compris, alors que la sensibilité aux produits locaux était déjà forte. Sachant qu’il vaudra parfois mieux une tomate qui vient du Maroc qu’une locale produite en serres chauffées… En ce qui concerne le vrac qui fait partie des questions de durabilité pour les consommateurs, il pose nombre de questions aux entreprises sur la réglementation, le manque de visibilité de la marque, et, pour les consommateurs de logistique et pratiques. Mais de ces contraintes peuvent naître des opportunités !
Des intentions à l’acte
Philippe Moati a questionné également le positionnement des français au regard du prix : comment vivent-ils cette nouvelle ère de consommation responsable alors qu’elle suppose des innovations qui risquent de voir les prix augmenter désormais ? L’enquête indique que 63% de la population française se dit prête à payer plus cher pour un produit alimentaire, ce taux passant à 72% parmi les français attachés à consommer local, qui eux représentent 85% de la population. Mais seule une personne sur 10 est prête à payer plus de 10 % plus cher. Le conflit entre consommateur et citoyen reste prégnant. En août 2021, les français hiérarchisaient ainsi les priorités :
> Revenir rapidement à la situation d’avant la crise sanitaire pour 47 % ; ce taux était de 31 % après le 1er confinement,
> Retour à la croissance du pouvoir d’achat, qui est le critère premier des « gilets jaunes »,
> Recul de la mondialisation…
Et le prix reste le critère premier pour les achats : pour 27% en 1ère et pour 62% en 2ème et 3ème positions. Suivent le produit sûr, puis la qualité gustative, l’environnement n’arrivant qu’en cinquième position. L’origine géographique arrive en quatrième position avec 46% bien que l’enquête montre que 85% des français jugent important d’acheter des produits alimentaires locaux… Où l’on voit bien le fossé entre volonté et acte d’achat !
En alimentation, consommer mieux
Au plan mondial, la classe moyenne qui connaît une forte croissance veut consommer plus. Par conséquent, quelles que soient les baisses de consommation en Europe, elles seront largement compensées par les hausses au niveau mondial. De la même façon, qu’une meilleure isolation permet d’augmenter la température… Quoi qu’il en soit, en alimentation, il ne peut être question de sobriété, mais de manger mieux, comme l’a souligné Morgane Innocent. D’où les travaux menés par le laboratoire de recherche en gestion de l’UBO (LEGO), en lien avec les pouvoirs publics pour une transition alimentaire. Un outil a été testé sur le Pays de Lorient pour étudier l’augmentation des pratiques durables. Par ailleurs, une chaire des Pratiques alimentaires durables est en cours de formation à l’UBO pour créer un réseau collaboratif d’entreprises, de mécènes, d’associations et de représentants des pouvoirs publics, qui soit un lieu de partage de connaissances et de recherches en commun.
Plus que de sobriété, il convient donc pour les consommateurs citoyens, de parler de bonne consommation en alimentation : agréable, utile, juste, bonne pour la planète, la santé, et mon argent…
Retrouvez la conférence dans la richesse de son intégralité sur la chaîne youtube de la Technopole Quimper-Cornouaille
La conférence ialys et organisée par la Technopole Quimper-Cornouaille, en lien avec l’Adria, la CCIMBO et, avec le soutien de Quimper Cornouaille Développement qui pilote ialys.
Rédaction : Dominique Pennec, Quimper Cornouaille Développement. Merci à Fabien Le Bleis Technopole Quimper-Cornouaille
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